samedi 29 décembre 2012

Le Vitrail en Champagne méridionale (3) ; le miracle des Billettes dans le vitrail champenois*.

Eglise de Bar-sur-Seine
Vitrail du miracle des Billettes
(vers 1542)

* Ce message est en partie le résumé d’un article publié dans La vie en Champagne, « Le miracle de la Sainte Hostie dans les vitraux de Champagne », n° 25, janvier-mars 2001, p.31-40. Il est extrait d'une communication « Les vitraux en Champagne méridionale, une source d’Histoire » donnée le 13 octobre 2001 à une table ronde sur les sources d’Histoire en Champagne-Ardenne tenue à Ay, organisée par le Centre d’Études Champenoises, Université de Reims-Champagne-Ardenne, et d'une conférence donnée le 11 mars 2002 à l'Université Paris IV - Sorbonne, au séminaire d'Histoire moderne du Professeur Yves-Marie Bercé.


Le miracle des Billettes ou de la Sainte Hostie 
dans les vitraux de Champagne méridionale

Notre région conserve aujourd'hui un certain nombre de vitraux représentant le miracle de la Sainte Hostie ou des Billettes. Ce thème est relativement rare en France dans le vitrail ; il paraît exceptionnel de trouver encore au début du XXe siècle sept vitraux de ce miracle dans l'actuel département de l'Aube ; trois cependant ont aujourd'hui disparu ou sont dans un état très fragmentaire. De plus, leur homogénéité dans le temps est tout à fait remarquable, six de ceux-ci peuvent être datés du deuxième quart du XVIe siècle : à Longpré-le-Sec, la verrière aurait été réalisée entre 1540 et 1545 ; à Riceys-Bas nous pouvons trouver la date de 1549 ; à Bar-sur-Seine, il ne serait pas abusif de la dater du début des années 1540 ; les deux vitraux de la chapelle où il est placé sont datés de 1542. Seul celui du Saint-Nicolas de Troyes est plus tardif, posé en 1563.
Tous ces vitraux illustrent un même récit, plus ou moins développé, en fonction de la taille de la baie et des contingences matérielles auxquelles a dû se plier le verrier. Il est d’ailleurs remarquable que des verrières de Champagne méridionale soient entièrement consacrées à ce miracle des Billettes, contrairement aux autres que l’on trouve en France, où elles ne représentent que quelques scènes ; à Châlons-en-Champagne, dans l'église Saint-Alpin, le miracle des Billettes ne compose pas un sujet indépendant mais est inséré dans un programme, très intéressant au demeurant, consacré à l'Eucharistie.


Eglise de Riceys-Bas
Vitrail du miracle des Billettes
La communion
(1549)
 Un miracle parisien

Le thème développé dans ces vitraux s'inspire d'un miracle qui aurait eu lieu à Paris en 1290, sous le règne de Philippe IV le Bel.  Alexis Socard[1] nous en a laissé le récit détaillé.

Un Juif, nommé Jonathan, usurier dans la rue des Billettes, avait prêté trente sols parisis à une pauvre femme de la paroisse de Saint Médéric qui lui avait laissé ses habits en gage. Proche de la fête de Pâques, la femme supplia le Juif de lui rendre ses habits, les seuls convenables qui lui restaient pour célébrer honorablement la fête. Jonathan les lui remit mais à condition qu'elle lui rapportât l'Hostie. Le jour de Pâques, la pauvre femme parvint à subtiliser l'Hostie qu'elle aurait dû consommer et l'amena au juif usurier qui lui remit une somme d'argent. Ce dernier s'acharna sur l'Hostie, la perça de coups de canif, la planta d'un clou avec un marteau, la flagella. Il la jeta alors au feu mais elle en sortit sans lésions, en voletant dans la chambre. Ensuite, le Juif chercha en vain à la découper avec un gros couteau de cuisine. Il la mit dans les latrines et la transperça d'un coup de lance. À chaque nouvelle torture, un ruisseau de sang coulait des plaies. Enfin il jeta l'Hostie dans un chaudron d'eau bouillante, l'eau se teinta de sang. L'Hostie s'éleva au-dessus du chaudron, surmonté d'un crucifix dans une mandorle rayonnante. L’image du Christ s’imprima sur le Pain sacré. Une femme, nommée Martine, passant par là, parvint à subtiliser l'Hostie au Juif et la remit au curé de sa paroisse de Saint-Jean-de-Grève. Le fils du Jonathan dénonça à des catholiques les méfaits de son père. Ce dernier fut conduit en prison, fit confession de ses actes et fut condamné à être brûlé vif. L'évêque baptisa sa femme et ses enfants. Sa maison fut rasée et on érigea une chapelle sur ses ruines, donnée aux Pères de l'hôpital Notre-Dame du diocèse au Châlons-en-Champagne[2].
L’histoire se passe au cours des fêtes de Pâques, commémorant la résurrection de Jésus Christ après qu’il ait subit la Passion. Le personnage mis en scène dans la légende est un topique, un Juif usurier. Jonathan, par les différents actes de profanation sur l’Hostie, réitère les outrages faits par ses ancêtres à Jésus-Christ. Pendant tout le XIIIe siècle s’était développée une dévotion particulière à la Passion du Christ. L’essor de cette dévotion se faisait simultanément avec la diffusion de l’image du peuple Juif déicide.


Eglise de Bar-sur-Seine
Vitrail du miracle des Billettes
Scène de profanation de l'hostie
(vers 1542)
Les vitraux dans leur contexte

Les vitraux de Champagne méridionale du miracle de la Sainte Hostie seraient tous réalisés dans la même décennie, les années 1540, hormis celui de Saint-Nicolas de Troyes. À cette date, le Juif identifie le Huguenot. Les chroniques de Nicolas Pithou sont ici essentielles pour comprendre l'attitude des protestants à l'égard du Saint-Sacrement. Nicolas Pithou fait entrer à Troyes les prémices de la réforme calvinienne en 1539, avec l'arrivée de Nicole Stiltere[3] qui avait obtenu une place de régent dans un collège troyen. Il faut cependant attendre 1550, dans un contexte général d'expansion du calvinisme en France, pour que Nicolas Pithou mentionne les premières réactions de protestants à l'égard de l'Hostie : refus de se prosterner au passage d'un prêtre portant l'Hostie à un malade, refus de se confesser et de recevoir le « Corpus Domini (qu'ilz appellent)[4] » en extrême onction, refus de reconnaître le Saint-Sacrement et la Fête Dieu ou Fête du Saint-Sacrement. L'idée que se font les calvinistes de l'Hostie est contenue dans une réplique faite au cours d'un dialogue, que Nicolas Pithou place en 1556, entre un moine Jacopin nommé André Maheu et son neveu Blaise Chantefoin qui désirait instruire son oncle de la nouvelle religion : « voyez donc (replica Chantefoin) quelle offence vous avez commise en cet endroict par le passé, monstrant et elevant de vos propres mains tant de foys que vous avez faict, un morceau de paste, cuit entre deux fers, que faulcement vous appelez Dieu, le faisant adorer au pauvre et simple peuple pour tel. Combien d'idolâtries exécrables avez-vous faict commettre ? [5] ». Nicolas Pithou ne cherche pas à développer des théories religieuses pour justifier le refus des calvinistes à reconnaître le Saint-Sacrement. Son propos est simple. La démonstration théologique est faite par Calvin qui, en 1536, a publié en latin sa première version de l'Institution chrétienne. Alors qu'il est à Strasbourg, où il organise la paroisse protestante, il rédige vers 1540 le Petit traité de la sainte Cène dans lequel il s'efforce de définir une doctrine concernant la présence réelle du Christ dans l'Hostie, question qui divisait aussi les protestants[6]. Pour Calvin, le pain et le vin ne deviennent à aucun moment le corps et le sang du Christ. Mais ils sont les moyens par lesquels le fidèle communie réellement avec la substance du Christ, c'est à dire la spiritualité et les dons, la force et les vertus. Ainsi, au cours de la Cène, le pain restait pain ; l'adoration d'un simple morceau de pain n'était qu'idolâtrie. Il est à remarquer que même si les mentions de Nicolas Pithou sont postérieures à la réalisation des vitraux du miracle des Billettes, le développement de la doctrine de Calvin ainsi que les progrès de l'Église réformée dans le royaume de France leur sont contemporains.
Cependant comment expliquer le développement spécifique de ce thème dans les vitraux de cette région d'influence troyenne ? Les profanations d’Hostie y avaient-elles été plus nombreuses ? La seule mention dans les archives de l'officialité à cette époque est une souillure par maladresse. En 1537, messire Pierre (le nom est laissé en blanc), prêtre à Bouy-sur-Orvin, donnant un jour la Communion à plusieurs habitants, avait posé les hosties sur une simple patène. Tandis qu’il présentait la Communion à une femme, celle-ci souffla si fort qu'une hostie tomba de la patène. Il fut désormais demandé au prêtre de mettre ses hosties dans un calice plus profond. Il eut cinq sols d'amendes[7]. En consultant des mémoires ou journaux de contemporains, les profanations sont tout aussi rares. Un cas, de quelques années postérieures à la réalisation de l'ensemble des verrières du miracle des Billettes, a marqué les Troyens. Le vol d’une coupe pleine d’Hosties, en 1551.
Le vitrail de l’église de Saint-Nicolas de Troyes est posé en 1563, soit une année après les violences qui secouèrent la région : persécutions des protestants à Troyes, massacre de Wassy (1er mars 1562), massacre de Sens (7 avril 1562) et massacre de Bar-sur-Seine (24 août 1562). Il répond là encore à un contexte particulier.
Ainsi travers du juif profanateur de l’Hostie, sans qu’il n’y ait eu dans la région d’outrage notable analogue à ceux représentées dans les vitraux, les calvinistes étaient clairement identifiés. Leur refus de la conception catholique trouvait ici une réplique sans appel.


Eglise de Riceys-Bas
Vitrail du miracle des Billettes
Scène de profanation de l'hostie
(1549)
La réponse catholique.

La réponse catholique à la conception calvinienne de l'Hostie se fait par l'intermédiaire des confréries et en particulier des confréries du Saint-Sacrement. La plus active et peut-être la plus ancienne de toutes est celle de Saint-Urbain. Certains auteurs la font remonter à l'époque d’Urbain IV. Tout au moins est-elle attestée dès 1350 ; l'évêque Jean d'Auxois concède des Indulgences à la confrérie[8]. En 1533, la confrérie du Saint-Sacrement de l'Autel, en l'église collégiale de Saint-Urbain de Troyes, semble se revigorer. Elle se réorganise et tient chaque année un registre de ses membres et de ses actions pieuses[9]. Les confrères passent de 107 en 1533 à 159 en 1545, soit une hausse de 48 % en douze ans, époque des grands débuts de la religion protestante. Tandis que la nature de l’Hostie est contestée, la confrérie de Saint-Urbain est là pour réaffirmer la conception catholique et rappeler que la fête du Saint-Sacrement fut fondée par le pape troyen Urbain IV[10].
À Bar-Sur-Seine, la confrérie du Saint-Sacrement serait aussi très ancienne. Dans les archives de la fabrique de l'église Saint-Etienne apparaît une copie de lettres patentes accordées en 1337 à une chapelle en l'honneur de Dieu, de la Vierge Marie et du Saint-Sacrement. Un parchemin original de 1400 confirme l'ancienneté de la confrérie du Saint-Sacrement[11].
D'autres confréries peuvent aussi intervenir. Jacques de Brienne, fils de Guillaume marguillier de Saint-Jean de Troyes, est reçu à la confrérie de la Sainte Croy des arquebusiers le 2 septembre 1539. Il note dans son journal : « Le 4 septembre feust joué le jeux de la Ste Hostie où lieu où l'on avoit joué li la vengeance et li jeux St Loup, ... Et ledict jeux ne duré que deux dimanches[12] ». Ainsi la controverse à propos de l’Hostie trouvait sa place dans les grands spectacles de rue, les mystères, adaptés à l’édification de la population.
Dans le même temps, en 1541, est annoncée l'ouverture du Concile de Trente. Cette ouverture se fait officiellement le 13 décembre 1545. La question de la Présence divine dans l'Hostie est débattue lors de la XIIIe session en 1551. Face à la pluralité des doctrines protestantes, le concile réaffirme la thèse catholique de la transsubstantiation, la piété et les manifestations du culte rendu au Saint-Sacrement. L'action des confréries ou de pieux particuliers avait donc précédé et accompagné la grande réforme tridentine. Si les confréries n'étaient pas directement les donatrices des vitraux du miracle des Billettes, elles avaient sans aucun doute su inspirer la piété individuelle ou familiale en ce domaine. Les choix des scènes représentées montrent bien cette volonté d’édifier le peuple et d’émouvoir son esprit. Le vitrail annonçait également le sort réservé aux profanateurs et sacrilèges, sort qu'avait subi le Juif. Le vitrail était tout à fait adapté à une pédagogie destinée à la population la plus humble et la moins cultivée. Le contexte incitait à une telle démarche tandis que de part et d'autre s'affirmaient ou se consolidaient les doctrines concernant l'Hostie, dans ces années 1540. Les catholiques avaient choisi un mode d’expression combattu par les huguenots : l’image, celle du vitrail, transcendée par la lumière de Dieu.


Eglise de Longpré-le-Sec
Vitrail du miracle des billettes
Le juif conduit à son suplice
(vers 1540-1545)
Pourquoi un tel succès dans cette région sous influence troyenne ?

Ici, le rôle des chanoines de Saint-Urbain et de la confrérie du Saint-Sacrement de l'Autel de la collégiale, relayés par les autres confréries et la piété des particuliers, paraît essentiel. Troyes, ville natale du pape Urbain IV, témoin de miracles concernant l’Hostie et fondateur de la Fête-Dieu, ne pouvait que défendre par de multiples actions - processions, mystères, vitraux - l'œuvre de son enfant, au moment où elle était sans doute le plus attaquée et remise en cause.
Ainsi, une étude précise d’un vitrail et du contexte dans lequel il a été réalisé peut nous permettre de saisir des mentalités et des enjeux, et de comprendre les réactions d’une partie de la société face à une remise en cause de ses convictions. Ici, la dévotion locale a devancé la redéfinition théologique. Il apparaît que le Concile de Trente répond à une réelle attente, elle s’exprime dans notre cas au travers du vitrail.
La pose du vitrail dans l’église de Saint-Nicolas de Troyes, en 1563, un an après le massacre de protestants dans la région, réaffirme aux yeux de tous les fidèles à la fois le dogme de la transsubstantiation et le sort réservé à ceux qui le remettrait en cause.

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[1] A. Socard, auteur de l’article « Un mot sur quelques verrières de l'église de Bar-Sur-Seine et en particulier sur la grisaille de l'Hostie miraculeuse » (dans Annuaire de l'Aube, 1866, p.93-102.), a tiré l'histoire d'un imprimé de Jacques de Breul, Théâtre des Antiquités de Paris imprimé à Paris chez Frédéric Morel en 1604. Ce dernier était extrait d'un manuscrit qui était conservé à cette époque en l'église Saint-Jean-en-Grève, paroisse de la rue des Billettes. Parmi les différentes versions du miracle, c’est celle qui s’approche le plus de l’histoire représentée dans nos vitraux. Pour un autre récit, voir : Sources d’Histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, sous la direction de Ghislain Brunel et Elisabeth Lalou, coll. « textes essentiels », Paris, Larousse, 1992, p. 680-681, et le plus récent travail de Camille Salatko Petryszcze : 

[2] Faut-il voir réellement ici une des raisons du relatif succès de cette légende dans les vitraux champenois ? C'est ce que suggère l'auteur de la notice du Corpus Vitraerum, à la suite de l'article de Françoise Perrot et Léon Pressouyre; dans « Les vitraux de l’église Saint-Alpin de Châlons », dans Congrès Archéologique de France, 135e session, 1977, Champagne, Paris, 1980, p. 325.

[3] Nicolas Pithou, Chronique de Troyes et de la Champagne durant les Guerres de Religion (1524-1594)édition de Pierre-Eugène Leroy, Reims, Presses Universitaires de Reims, 2 tomes, 1998 , tome I, PUR, 1998, p.54-55. 

[4] Ibid., p.135.

[5] Ibid., P.170.

[6] Jean Delumeau, Naissance et affirmation de la Réforme, coll. Nouvelle Clio, PUF, Paris, 1991 (6e édition), p.112-135.

[7] AD Aube, G 4197, f°56 r°.

[8] Abbé O.F.Jossier, op.cit., p.50.

[9] AD Aube, 10 G 757 *, bis, ter et quater.

[10] En 1525, le chanoine Claude de Lirey fait réaliser à ses frais une série de tapisseries en haute lisse représentant plusieurs traits de la vie de saint Urbain (Albert Babeau « Saint-Urbain de Troyes », dans Annuaire de l'Aube, 1891, 2e partie, p. 27.). S’agit-il de la tapisserie qui se trouvait encore dans le chœur de Saint Urbain au XVIIIe et qu’a décrit Courtalon (cité par Souplet Maxime, op.cit., p.29) ?

[11] AD Aube, 62 G 5.

[12] BN, Coll. Champagne, vol. 61, Troyes XVI, f° 89 v°. Le 17 août 1542, Jacques de Brienne est reçu compagnon de la sote bande. Au travers de ces deux confréries, Jacques de Brienne participe à l'organisation de mystères, spectacles théâtraux représentés lors de fêtes religieuses ou encore lors de l'Entrée du roi le 9 mai 1548.