dimanche 20 juin 2021

Le jubé de Villemaur-sur-Vanne

  


    Le jubé de la collégiale Notre-Dame de Villemaur est l’un des plus beaux jubés en bois qui nous soient parvenus et sans doute le plus exceptionnel quant à l'ornementation et décor sculpté d'un tel monument de bois. Il est classé monument historique au titre immeuble en 1862 et l'objet de diverses restaurations dont une avant 1857 par Valtat, sculpteur à Troyes. Autrefois polychrome, il est presqu'entièrement décapé en 1960, les personnages du Calvaire couronnant le jubé (Christ en Croix, culminant à 7 mètres de haut, Marie et Jean), ont gardé une polychromie. S'agit-il de celle d'origine ? L'étude de celle-ci ainsi que celle des restaurations devrait permettre de le dire ; une nouvelle restauration devrait bientôt débuter à l'occasion de son 500e anniversaire. 



    Le jubé était un monument qui se retrouvait dans de nombreuses églises, destiné à isoler le chœur de la nef. Il avait pour fonction de masquer aux fidèles les mystères de la consécration du pain et du vin, réservés aux membres du clergé qui assistaient, eux, à la messe dans le chœur. C'était encore une tribune de laquelle le prêtre lisait et commentait l’Evangile (sur la fonction et les origines du jubé voir plus haut "Le jubé de Sainte-Madeleine de Troyes").

   Le jubé de Villemaur est une grande tribune aérienne élevée au-dessus d’une clôture ajourée, constituée de pilastres ornés d'arabesques, sur sa partie supérieure, s'ouvrant en deux vantaux en son centre. Le soubassement plein est décoré de candélabres et de grotesques, ornementation à la mode à l'époque, entre des pilastres surmontés de figures animales.


   A l’intérieur de la cage d’escalier qui permet de monter à la tribune se trouve une inscription mentionnant le nom des menuisiers qui ont réalisé cet ouvrage, Thomas et Jacques Guyon, et la date de 1521. Désignés dans la littérature locale "Compagnons du Devoir", rien ne permet de dire qu'ils aient réalisés, à cette époque, un tour de France dans le cadre d'une organisation indépendante des corporations qui réglementaient les métiers à cette époque, organisations indépendantes appelées alors "devoirs" et combattues par le pouvoir royal à l'époque. Au XVIe siècle, les corporations des métiers, avec leurs statuts et règlement, contrôlait de façon stricte l'organisation de ces métiers, loin des légendes sur le compagnonnage qui fleuriront aux XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, les menuisiers de Bar-sur-Seine avaient un statut au XVIe siècle (Arch. dép. Aube, 5 E 9) ; à Troyes les statuts et règlements des menuisiers datent de 1528 (Arch. mun. Troyes, Fonds Delion, layette 38).
  Par ailleurs, la légende locale voudrait encore attribuer à chacun, que l'on pense être frères, un style différent : 
    Thomas, le cadet, serait l'auteur du décor Renaissance des scènes de la Passion du Christ, face à la nef. 
    Jacques, l’aîné, serait celui du décor gothique flamboyant des scènes de la vie de la Vierge, côté chœur.
    Cependant, aucune source ne vient corroborer cette hypothèse qui ne cherche qu'à expliquer la différence apparente de style d'ornementation entre le côté chœur et le côté nef. Une telle différence n'est pas spécifique au jubé de Villemaur et peut se retrouver ailleurs dans la pierre, en particulier dans les portails d'une même église et d'une même année, ainsi à Pont-Sainte-Marie où se juxtaposent portails de style Renaissance et de style gothique flamboyant. C'est ailleurs qu'il s'agirait de trouver une explication. Par conséquent y voir ici la différence d'âge de deux menuisiers comme explication à la différence de style serait une hypothèse très imaginaire et peu vraisemblable.  


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   Les deux menuisiers ont-ils cependant sculpté les bas-reliefs des panneaux de la tribune ? Qui plus est le Christ en Croix, Jean et Marie au Calvaire ? Pour ces derniers, il est fort douteux qu'ils en soient les sculpteurs. Par ailleurs, les auteurs du XIXe siècle n'ont pas manqué de montrer l'influence qu'a pu jouer la sculpture troyenne et champenoise, et flamande, ainsi que la ressemblance de la scène de la Visitation avec celle de l'église Saint-Jean-au-Marché de Troyes, attribuée à Nicolas Halins. Emile Gavelle suggère même que Nicolas Halins, ou l'un de ses collaborateurs, ait pu être l'auteur de ces bas-reliefs. Cependant, cette influence est-elle si évidente ou s'agit-il pas de deux œuvres interprétant à leur manière une même source, à savoir une gravure d'Albrecht Dürer, La Visitation de 1504 ?
    

La Visitation : jubé de Villemaur et église Saint-Jean de Troyes

   
Albrecht Dürer, La Visitation (1504)

 La tribune est portée de part et d'autre de la clôture par une file de petites croisées d’ogives, voûtes qui retombent vers l’extérieur sur des culots pendants ornés de figures d’anges ou de personnages humains. Les clefs de ces voûtes sont décorées de médaillons sur lesquels sont sculptés des têtes humaines. Des médaillon, encadrés de griffons stylisés, se retrouvent dans les arcs au-dessus de la clôture et séparant les deux files de croisées d'ogives. 


 Les écoinçons déterminés par ces retombées sont ornés en bas-relief d'un décor de monstres ou de feuillages. Trois statuettes y ont été posées : au centre la Vierge et à chaque extrémité : un évêque et saint Jean-Baptiste.



 Les balustrades de la tribune ont été décorées de deux séries de bas-reliefs.

Côté chœur, onze bas-reliefs sont consacrés à la Vie de la Vierge, dans une architecture flamboyante, chaque scène couronnée de trois dais.


    

Le Sacrifice de Joachim refusé par le grand prêtre de Jérusalem

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La Rencontre à la Porte Dorée

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La Présentation de Marie au Temple

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Le Mariage de Marie et Joseph

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   L’Annonciation

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    La Visitation

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    La Nativité

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    L’Adoration des mages

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    La Présentation de Jésus au Temple

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    La Dormition de la Vierge

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    L’Assomption

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     Ainsi, les panneaux sculptés de cette série de la Vie de Marie ont été réalisés dans le style gothique flamboyant, puisé dans le vocabulaire local, dais, bases ornées, bestiaire fantastique, ornementation que l'on peut retrouver dans de nombreuses églises et sur la façade de la cathédrale. Rien d'étonnant, le jubé est contemporain de l'élévation et de la décoration du portail de la cathédrale, réalisé par le maître maçon Jeançon Garnache, auteur de sculptures décoratives et de gargouilles dans les parties haute de la nef et des portails, façade élevée sur les plans de Martin Chambiges.






    Ce répertoire ornemental se retrouve aussi dans l'architecture civile et peut se voir dans la charpente des maisons en pan de bois de la région médaillons portant visages humains, scènes religieuses ou encore feuillages et bestiaire.



Sablières des allours de Chaource


Annonciation, Troyes, Cour du Mortier d'Or

  Cependant, l'encadrement de menuiserie intégrant ces panneaux offre une toute autre ornementation, sorte de fil conducteur de l'ensemble de ce jubé : les montants du cadre sont sculptés de balustres semi-engagées en forme de candélabres ; couronnement et base montrent encore des frises de fleurs stylisées et de rinceaux. Toute cette ornementation du cadre de menuiserie se retrouve tant côté chœur que côté nef, et sur l'ensemble du jubé et rien ne permet de distinguer les deux faces du jubé au regard de ces encadrements. 


A gauche, cadre d'un panneau côté chœur ; à droite cadre d'une panneau côté nef

    Ainsi, côté chœur, se juxtaposent des styles différents, pourtant souvent mis en opposition, comme l'interprétation du décor flamboyant qui serait dû au frère aîné et le décor renaissance le fait du frère cadet ; vision archaïque d'un combat entre anciens et modernes. Et pourtant cette coexistence était bien réelle à cette époque, un choix délibéré mêlant les influences diverses dans bien des réalisations de la région et en premier lieu sur la façade de la cathédrale où, parmi des structures flamboyantes s'insinuent des décors et éléments grotesques nés au XVe siècle en Italie, mélanges de style ou d'influence qui perdurera encore une ou deux décennies dans la région.


Dans les lancettes de styles flamboyant des supports de statue de la façade de la cathédrale
 se dévoilent des candélabres ornés de grotesques. 
    

Base de la cage d'escalier du jubé de Villemaur-sur-Vanne

    Côté nef, la tribune comporte quatre scènes de plus, deux en retour d’angle à chaque extrémité. Les quinze bas-reliefs dans des cadres Renaissance sont consacrés à la Passion de Jésus. Les deux premiers panneaux, placés au retour Nord, représentent la Cène et l'Entrée du Christ à Jérusalem. Puis viennent les onze panneaux de la face avant.



    Jésus au Jardin des Oliviers
Dans la niche de l'angle Nord, une vierge à l'Enfant

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L’Arrestation de Jésus

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La comparution de Jésus devant Caïphe

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La Flagellation

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L’Ecce Homo
présentation de Jésus portant le emblèmes royaux de dérision à la foule

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Jésus devant Ponce Pilate

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    Jésus portant sa croix

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La Crucifixion

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La Descente aux Limbes

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La Mise au tombeau

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La Résurrection

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    Les deux panneaux du retour sud représentent l’Apparition du Christ à Marie puis à Madeleine.

   Ainsi, le sculpteur a puisé à la fois dans un répertoire flamboyant traditionnel et dans le vocabulaire ornemental italianisant qui se retrouve dans de nombreuses œuvres et réalisations de cette époque. De fait des gravures ont pu servir de modèle aux scènes des bas-reliefs parmi lesquelles des œuvres de Dürer, de Schongauer et Lucas Cranach l’ancien. Certes, ces estampes n'ont pas été reproduites de façon servile et comme tous les artistes de cette époque, elles sont adaptées, transposées, et réécrite dans un langage champenois. 

    Ainsi, ces panneaux sculptés sont-ils l'œuvre de menuisiers ayant eu accès à ces modèles et capables de les transposer dans un langage champenois ou celle d'un sculpteur, plus habitué à de telles transpositions de gravures dans le bois ou la pierre ? Certes nous ne pouvons pas douter qu'ils aient réalisé tout l'ornementation de la menuiserie et des cadres, mais sont-ils les auteurs des panneaux sculptés ?  Nous connaissons l'exemple d'Yvon Bachot qui travailla à la sculpture des stalles de la cathédrale de Troyes sous la direction de maîtres menuisiers picards Adam Dobellemer et Mathieu Rommelles, en 1532, ou encore les stalles de la cathédrale d'Amiens dont les maîtres d'œuvres furent deux menuisiers, Arnauld Boulin et Alexandre Huet, qui firent réaliser les sculptures par Antoine Auvernier, en 1509. Plus généralement, dans ce type de réalisation, les maîtres menuisiers qui avaient la maîtrise d'œuvre de ces ouvrages déléguaient la sculpture à des ouvriers plus spécialisés, huchiers et ymagiers, soit des sculpteurs. Il en est de même pour le jubé de pierre de l'église Sainte-Madeleine de Troyes : le maître d'œuvre, le maître maçon Jean Gailde, avait fait appel au sculpteur Nicolas Halins pour la réalisation des parties sculptées (Le Jubé de Sainte-Madeleine de Troyes)Ainsi, très certainement, c'est une telle collaboration qui s'est conclue pour le jubé de Villemaur. Thomas et Jacques Guyon, menuisiers, maîtres d'œuvre de celui-ci, ont dû faire appel à un ymagier, ou sculpteur, pour la réalisation des bas-reliefs des panneaux et des statues ornant ce jubé.


Jésus-Christ au Jardin des Oliviers : 
la transposition dans le bois d'une gravure de Dürer.

    Le jubé de Villemaur est bien représentatif de la sculpture champenoise du XVIe siècle à la fois fidèle à la tradition flamboyante, ouverte aux nouveautés décoratives de la Renaissance et utilisant largement des modèles gravés venus du Nord ou de l’Est, de la Flandre ou de l’Empire. Cependant, la richesse ornementale de celui-ci mériterait une étude comparative plus approfondie.

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Bibliographie : 

Emile Gavelle, "Nicolas Halins dit le flamand, tailleur d'images (vers 1470 — après 1541) (fin)", Revue du Nord, tome 10, n°39, août 1924, pp. 199-200.

Charles Fichot, Statistique monumentale de l'Aube, tome 2, 1888, pp. 267-271.

Pierre Piétresson de Saint-Aubin, "Deux menuisiers picards autour des stalles de la cathédrale de Troyes", Bulletin de la Société d’Émulation d’Abbeville, XII, 1925, p. 388-406.

Francis Salet, "L'église de Villemaur", Congrès archéologique de France, 1955, pp. 459-462.

Gildas Bernard, "L'église de Villemaur", Mémoires de la Société académique de l'Aube, t. CV, 1967-1970, Troyes, 1971, pp. 61-75.

Véronique Boucherat, L'Art en Champagne à la fin du Moyen-Âge. Productions locales et modèles étrangers (v. 1485 - v. 1535), Presses Universitaires de Rennes, 2005.

Stéphanie-Diane Daussy, "Les stalles de la cathédrale d’Amiens (ca 1508-1519). Redéfinition des attributions", article extrait de la thèse : Autour des stalles et des reliefs sculptés du chœur et du transept de la cathédrale d’Amiens : les sculpteurs amiénois à la fin du Moyen Âge (ca 1490-1530), univ. Charles-de-Gaulle-Lille 3, C. Heck (dir.), 2007.

Florian Meunier, "Les architectes et maçons sur le chantier de la cathédrale de Troyes", Art et artistes à Troyes et en Champagne méridionale (fin XVe-XVIe siècle), Troyes, La Vie en Champagne & Centre troyen de recherche et d'études Pierre et Nicolas Pithou, 2016, pp. 130-140.


samedi 8 mai 2021

Le Sépulcre de Chaource. Une œuvre, un maître

 Tel est le titre de la dernière publication du Centre Pithou, sous ma direction, éditée aux éditions Faton et sortie en cette fin avril 2021. 

Éditions Faton, Dijon, 2021 (ISBN : 978-2-87844-286-1)

 La chapelle du Sépulcre de l’église Saint-Jean-Baptiste de Chaource abrite l’une des Mises au Tombeau les plus remarquables tant par la qualité exceptionnelle de sa sculpture que par le contexte spatial dans lequel elle est mise en scène ; contexte architectural, invitant le fidèle à une véritable démarche spirituelle, l’obligeant à se courber pour y entrer comme s’il entrait au Saint-Sépulcre de Jérusalem ; contexte décoratif, ornée de peintures murales qui enrichit l’espace d’une spiritualité jusqu’à présent peu relevée. Cette Mise au tombeau, datée de 1515, donne son surnom à l’artiste qui l’a sculptée reconnue comme son œuvre magistrale : le « Maître de Chaource », à qui on attribue les plus belles sculptures du début du XVIe siècle en Champagne méridionale.

 Le Sépulcre de Chaource. Une œuvre, un maître est un volume de 322 pages comportant 152 illustrations (150 photographies, une carte et un plan). Il réunit les contributions revues et augmentées de spécialistes qui étaient intervenus au cours du colloque « Le Sépulcre de Chaource et son maître : 500 ans d’éternité », qui s’était tenu à Chaource les 26 et 27 juin 2015 à l’occasion du 500e anniversaire du Sépulcre, organisé en partenariat entre le Centre troyen de recherche et d’études Pierre et Nicolas Pithou (Centre Pithou) et la Commune de Chaource. Il enrichit par des regards croisés d’historiens et historiens de l’art, forts de nouvelles recherches et études, la connaissance de cette œuvre et lui offre de nouvelles perspectives. Ainsi la chapelle du Sépulcre de l’église Saint-Jean-Baptiste de Chaource et l’imagier qui en a réalisé les groupes sculptés, le maître de Chaource, sont étudiés au travers divers contextes, tant politiques qu’architecturaux, artistiques et spirituels, renouvelant l’image et la compréhension de cet ensemble des plus exceptionnels.

 Table :

Avant-propos, Jean Pouillot, Maire de Chaource  

Introduction, Guy Cure        

Actes du colloque

Guy Cure, Pierre E. Leroy & Jacky Provence, La chapelle du Sépulcre en son église.                      

Geneviève Bresc-Bautier, Le pèlerinage de Jérusalem et les chapelles de mémoires       

Marion Boudon-Machuel, Regards de la Passion : la Mise au tombeau de Chaource   

Clara André, De la chapelle du Sépulcre (1515) à la chapelle Saint-Georges (1548) : des peintures murales au service d’une famille de grands seigneurs, les de Monstier

Guy Cure, Les donateurs du Sépulcre : Jaqueline de Laignes et Nicolas de Monstier 

Testament de dame Jaquelyne de Laignes fondatrice du Sepulchre en l’eglise de Chaource portant la fondation de la Chapelle du sepulchre      

Pierre E. Leroy, Le Sépulcre de Chaource : les cohérences d’une œuvre devenue emblématique                                  

Annexe. Espace sacré, occupation cléricale et laïque         

Texte de la Coutume [du Baillage] de Troyes avec les commentaires de Me Louis Legrand, Conseiller au Présidial de Troyes… troisième édition, Paris, Montalant, 1715, 2 vol. t. I.                                                                                          

Chantal Rouquet & Amélie Métivier, Le Christ en croix de Saint-Urbain de l’atelier du Maître de Chaource au musée de Vauluisant          

Jacky Provence, Le Maître de Chaource face aux sources ; une énigme revisitée

Jacques Bachot et les œuvres datées du Maître de Chaource. Nouvelle chronologie 

Yves-Marie Bercé, Conclusion des actes du colloque

Ouverture spirituelle et philosophique 

Dominique Roy, La Mise au Tombeau de Chaource : une entrée dans la Résurrection     

Pierre E. Leroy, Visages du Christ, sens de la Passion         

Jean-Paul Fosset, De la Création du mystère… au mystère de la Création. Imaginaire et Réel dans l’Art. La Mise au tombeau de Chaource                                     

Les auteurs : 

Clara André, titulaire du master professionnel « Expertise et Protection du Patrimoine culturel et textuel » du Centre universitaire de Troyes et membre du Groupe de recherches sur la peinture murale, s’est spécialisée dans l’étude des peintures murales en Champagne méridionale. Elle a publié en particulier Les peintures murales du XVIe siècle dans les églises de la Champagne méridionale (2008)

Yves-Marie Bercé est professeur émérite d'histoire moderne à l’université Paris-Sorbonne, directeur honoraire de l'École des chartes et membre de l’Institut de France.

Marion Boudon-Machuel est professeure en histoire de l’art au Centre supérieur de la Renaissance de l’université de François-Rabelais de Tours. Elle a publié de nombreux articles sur la sculpture française, italienne et flamande des XVIe et XVIIe siècles. Elle est l’auteure de l’ouvrage Des âmes drapées de pierre. Sculpture en Champagne à la Renaissance (2017).

Geneviève Bresc-Bautier, Archiviste paléographe avec une thèse intitulée Le Saint-Sépulcre de Jérusalem et l'Occident au Moyen Âge, Conservateur général du Patrimoine honoraire, directrice honoraire du département des sculptures du musée du Louvre, elle est spécialiste de la sculpture de l'époque moderne et en particulier de la Renaissance.

Guy Cure est vice-président du Centre Pithou et membre résident de la Société académique de l’Aube. Il est spécialiste de l’histoire de Chaource plus particulièrement au XVIe siècle.

Jean-Paul Fosset est écrivain. Il a publié un roman intitulé Le Maître de Chaource (2010)

Pierre-Eugène Leroy, Maître de conférences honoraire au Collège de France, est l’auteur d'ouvrages historiques et dramatiques sur Troyes et la Champagne. Il a publié Sculptures en Champagne au XVIe siècle. 300 chefs-d’œuvre de la statuaire en Champagne méridionale (2010)

Amélie Méthivier, diplômée d’un master professionnel des biens culturels, sculpture : pierre, plâtre, bronze historique, est conservatrice-restauratrice de sculptures.

Jacky Provence, agrégé d’histoire, est président du Centre Pithou et membre associé de la Société académique de l’Aube. Il a effectué de nombreuses recherches sur Troyes et la Champagne méridionale aux XVe et XVIe siècle et tout particulièrement sur le monde des artistes de cette époque.

Chantal Rouquet est Conservateur en chef du patrimoine, directrice adjointe honoraire des musées de Troyes, chargée des collections anciennes.

Dominique Roy est Recteur de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Troyes, Conservateur ecclésiastique du Trésor et membre résident de la Société Académique de l’Aube. Il est l’auteur du livre Chaource. « Celui que mon cœur aime » (1993)


lundi 22 mars 2021

Le château et la défense de Bar-sur-Seine à la fin du Moyen-âge

Du château et des défenses de Bar-sur-Seine à l’époque médiévale, à défaut de fouilles archéologiques, on ne sait finalement que peu de choses; les sources écrites  sont tardives, datant essentiellement de l’époque bourguignonne, et relativement rares. 

 Carte postale ancienne des restes de l'ancien château des comtes de Bar ; à droite, nous apercevons un puissant contrefort dont il subsiste encore la base (collection personnelle).



L'escalier contourne les restes du contrefort ; l'entrée du château devait être juste derrière celui-ci, une entrée à "pont dormant", selon les sources, c'est à dire sans pont-levis. Photo : Jacky Provence (07/03/2003).


La tour de l'Horloge et le gros contrefort sous un angle différent (collection personnelle).

Les études, parfois les plus récentes à ce sujet, se contentent souvent de reprendre ce que des "historiens romantiques" du XIXe siècle avaient avancé, et tout particulièrement Lucien Coutant [1], avec bien des contradictions et des erreurs. Les premières descriptions et représentations sont de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle, alors que le château était en partie démantelé. À cette époque, les sources sont plus nombreuses et nous permettent de mieux comprendre comment s’organisait la défense de la cité. Le dernier siège qu’elle avait soutenu, avant ceux des Guerres de religion, datait de 1475. Depuis ce siège, le château avait été laissé à l’abandon et les fortifications de la ville peu entretenues, ne présentant plus, avec le retour du comté dans la couronne de France, la place stratégique qu'elle avait eu précédemment entre Champagne et Bourgogne.

Une position stratégique sur la vallée de la Seine

Bar-sur-Seine est placée dans un site de passage stratégique. La Seine prend sa source à près de 80 km au sud, sur le plateau de Langres, avant de traverser le Châtillonnais et d'entrer dans la Côte des Bars au niveau du Mont Lassois (Vix). Se frayant une vallée dans le plateau, la Seine rencontre la résistance de l'armature calcaire du Portlandien qui l'oblige à rétrécir sa vallée avant de s'ouvrir largement dans la Champagne Humide. C'est dans ce rétrécissement, juste avant cet élargissement, que Bar-Sur-Seine est née, protégée à l’ouest par un versant de vallée abrupt et à l’est par la rivière, ce dispositif donnant son nom à la ville : la "barre" sur la Seine.

La Seine est une réelle défense sur toute la longueur est de la ville. Les événements de l’hiver 1591 en témoignent, lorsque la rivière gela. Jacques Carorguy rapporte le fait dans ses mémoires :

…toute la riviere de Seine fut tellement gelée et glacée, et, dez le premier jour de janvier, que chascun y passoit fort à son ayse. Et de peur d’encourir fortune par cest endroict là, tous les habitans ou la plus grand part se meirent à rompre en morceaulx ladicte glace avec des coignees et aultres engins propres à ce faire, tant que lesdicts glasons s’en alerent tous à val l’eaue et en fusmes delivrez des menasses de ceulx de Chaource par ce moyen là [2].

La Seine gelée, la ville devenait vulnérable sur toute cette partie.

Bar-sur-Seine est encore un site stratégique posé à l'aval de confluences successives ; plus au sud, le fleuve grossit de la Laignes (à Polisy), de l'Ource (à Villeneuve) et de l'Arce (à Merrey), petites vallées qui ouvrent des voies naturelles vers le Barsuraubois, pour l'Arce, et la Bourgogne en plus de la Seine (pour l'Ource et la Laignes). 

 De fait, depuis les premiers temps historiques, sinon protohistoriques, la Seine constitue un axe de circulation important, comme l’attestent les découvertes archéologiques dont les plus remarquables sont celles de Vix, au Sud, et celles de Lavau, au Nord. La ville occupe une position clé sur cette route, la contrôlant au rétrécissement de la vallée. Elle s’est développée au carrefour d’un axe principal sud-nord, déjà emprunté par les Grecs sur la route de l'étain, qui suit la vallée de la Seine, et au-delà relie le Bassin Parisien au Sillon Rhodanien (Manche/Mer Méditerranée), et d’une route qui vient de l’est, de l’autre côté de la Seine, en passant à l'époque par le Val Puisard, de Vendeuvre-sur-Barse et Brienne-le-Château. Ces routes forment les deux principales rues de Bar-sur-Seine : la « Grande Rue » et la « rue du Pont ».

Une ville dominée et contrôlée par le château comtal

Le plan montre bien comment le château domine parfaitement la ville primitive qui s’est développée autour de ce carrefour, le « bourg sous chastel » et autour de l’église et du prieuré, le quartier appelé « Bourg de la Trinité ». 

Le donjon et plus tard la Tour de l’Horloge (qui n’existait pas encore au XIIIe siècle), dominaient la rue des Fossés. Elle était la limite sud de cette ville primitive, défendue seulement d'un fossé et de palis, selon les textes de l'époque.


Cette carte postale ancienne montre bien comment la Tour de l'Horloge est dans l'axe de la rue des Fossés, rue réalisée sur les anciens fossés comblés dans les années 1540. Ce fossé, renforcé de "palis", ou palissade de bois, était la limite sud de la ville avant son extension après Milon IV en direction de l'Hôtel-Dieu.

Au milieu de la muraille est du château, deux tours rapprochées engagée dans le mur surplombent la rue du Pont et surveillent la place du marché au blé. Il en reste les ruines encore bien visibles. 


Les restes d'une des deux tours de la muraille est, dominant la ville, face à la "rue du Pont". Photo : Jacky Provence (07/03/2007)


A la verticale de l'une de ces deux tours, celle la plus au sud, nous nous rendons bien compte comment ces tours se placent bien dans l'axe de la "rue du Pont" (rue de la République), du pont de la Seine et au-delà du Val Puisard, bien moins couvert de forêts à l'époque. Photo : Jacky Provence (28/06/2004) 

Enfin, la tour nord du château, dont il ne reste que quelques traces, domine la porte de Troyes et le parvis (et cimetière) de l’église. 

De la hauteur de ce château, le comte contrôlait toute la vallée et la navigation sur la Seine et pouvait surveiller les chemins et routes qui arrivaient à l'est, de Bourguignons longeant la rive droite de la Seine, de la vallée de l'Arce ou du plateau par les différents vals, en particulier du val Puisard.

Le château, un site en éperon barré


Le plan cadastral de 1835 montre les anciens chemins que nous avons représentés ici. Ils empruntaient les vals qui encadraient l'éperon rocheux naturel sur la pointe nord duquel s'élevait le château, se rejoignant plus au sud à Notre-Dame du Chêne. À noter, ce plan représente encore un chemin très intéressant : celui qui longe la muraille ouest de la ville, au pied de la côte et s'arrêtant au niveau de la muraille de Courbenault. Depuis, ce chemin a été comblé par les débris de la côte érodée, provoqués par la gélifraction de la roche nue. C'est cette gélifraction qui a, par ailleurs, eu raison d'une grande partie des murailles de l'ancien château et continue de les faire disparaître.  


Par l'action de la gélifraction, les murailles, non protégées de la pluie, continuent à se dégrader inexorablement. Lierre, ronces, racines diverses accentuent le phénomène. Photo : Jacky Provence (07/03/2003)

Le château occupe le site sur le modèle d'un « éperon barré » : il épouse un éperon naturel détaché du versant de la vallée, ayant une très forte pente à l’ouest, creusée par un vallon sec ("la Voie Creuse"), et plus forte encore à l’est, surplombant la vallée de la Seine. Le côté sud du triangle, qui le rattache au plateau, est protégé par un grand fossé sec d'une vingtaine de mètres creusé dans la roche (et plus tard d'une basse-cour) qui était surmonté par le point culminant de cet éperon rocheux (appelé "motte" par les auteurs anciens) sur lequel  a été bâtie une puissante muraille avec une tour d’angle à chaque extrêmité et dominée en son centre par un donjon quadrangulaire, dont on ignore la hauteur, élevé sans doute dès le XIIe siècle sur la partie la plus haute de cet éperon. Ce donjon est appelé la « Tour au Lyon[3] » par des textes anciens. Alphose Roserot nous apprend que des fouilles avaient été réalisées dans les années 1860 et les assises du donjon avaient été retrouvées. Son plan, selon Roserot, est rectangulaire de 25 mètres sur les côtés ouest et est, et de 20 mètres sur les côtés nord et sud. Les comptes des Ducs de Bourgogne évoquent que dès leur entrée en possession du château, en 1424, sont réalisés des travaux importants, en particulier pour rechausser le mur allant du donjon, depuis la poterne, jusqu'au mur de la ville[10].


Tour à l'angle sud-ouest du château. Photo : Jacky Provence (07/03/2003)


Les restes de la poterne placée au pied du donjon quadrangulaire. Photo : Jacky Provence (20/03/2007)


Côté sud du château. Il était dominé par le donjon quadrangulaire (la "Tour au Lyon"), sans doute les bases de muraille que l'on aperçoit. A gauche de ce pan de muraille, les restes de la poterne. Photo : Jacky Provence (07/03/2003)

Au début du XIIIe siècle, le comte Milon IV renforça le donjon primitif et donna au château son aspect de forteresse, couvrant la ville. Dans le même temps, dans un lieu au sud de la ville, il fondait l’Hôtel-Dieu[4], alors de retour de pèlerinage à Jérusalem. Par la suite, sans doute vers le milieu du XIIIe siècle, sous les comtes de Champagne, devenus comtes de Bar-sur-Seine en 1227, une muraille fut construite agrandissant considérablement la ville au sud en intégrant l’Hôtel-Dieu. A une date encore indéterminée, peut-être sous les ducs de Bourgogne, au XVe siècle, une muraille "sur Corbenaulx" allait relier la ville au château au niveau de la Tour de l’Horloge, dans le prolongement de la rue des fossés. Elle fut renforcée d’une demi-tour, mentionnée "demy rond sur Corbenaulx", placée en contre-bas de la Tour de l’Horloge sous les ducs de Bourgogne, complétant la défense de l'entrée du château.  


"Demy rond sur Corbenaulx", vu de l'extérieur. Photo : Jacky Provence (25/02/2002)


"Demy rond sur Corbenaulx", vu de l'intérieur. Photo : Jacky Provence (03/09/2000)

Au cours des XIVe et XVe siècles, le côté sud du château est renforcé d'une basse-cour quadrangulaire dont il reste encore des traces dans les bois. Jean de l'Auxerrois, à la fin du XVIe siècle ou au début du XVIIe, repris par le P. Nicolas Vignier, la décrit ainsi :

La bassecourt du chasteau, toute quarrée, ayant de chaque face quatre-vingts pas, paroissoit une seconde forteresse, estant environnée de long fossez, creusez dans la roche, comme ceux du chasteau, de son costé...[5] 


Restes de l'ancienne basse-cour. Photo : Jacky Provence (25/03/2002)

Dans le même manuscrit du P. Vignier, Jean de l'Auxerrois décrit le château, hors basse-cour, comme ayant la forme d'un triangle isocèle dont les deux côtés ayant leur pointe au nord mesureraient 160 pas et le 3e coté 80 pas, comme les côté de la basse-cour qui lui fait face de l'autre côté du grand fossé. L'ensemble des bâtiments trouvait sa place à l'est du château, côté ville. La salle basse qui subsiste en est un des derniers vestiges. Il y avait encore une chapelle dédiée à saint Georges, saint patron des chevaliers, dont on ne connaît pas la position. Enfin le château était défendu de 7 tours. Nous connaissons le nom de certaines : Tour au Lyon, Tour de l'Horloge, Tour ou demy-rond sur Corbenaulx, Tour Messire Chas et Tour Guilet (nous ignorons la position exacte de ces deux dernières).


Extrait de l'estampe de Joachim Duviert (voir ci-dessous). Il permet de distinguer quatre tours différentes : le donjon, ou "Tour au Lyon", la Tour de l'Horloge, à noter que l'ancienne porte semble murée (elle sera démurée en 2000), la Tour sur Corbenaulx avec la muraille descendant "sur Corbenaulx", et en A la tour surmontant le "corps de garde", salle située au-dessus de la "Salle Basse". S'agit-il  de la "Tour Messire Chas" mentionnée au XVe siècle dans les archives ducales ?

C’est dans ce cadre défensif que la ville allait s’épanouir jusqu’au XVIe siècle. Dans les années 1530, le fossé de la « rue des Fossés » était comblé.

L'estampe de Joachim Duviert, datant de 1609, première représentation figurée de la ville, nous permet d’apprécier cette position de la ville et du  château dans la vallée, peu de temps après la fin des Guerres de religion. Elle nous représente aussi les murailles dont le tracé doit remonter du XIIIe siècle, en particulier celle au bas de la côte depuis disparue et comblée.


Joachim Duviert, Bar-sur-Seine en 1609
B.N.F., Cabinet des Estampes, collection Lallement de Betz, réserve V x 23 n°2922

Que reste-t-il de ce château médiéval ? Des ruines, des restes de murailles et de tours sont encore visibles et permettent de dresser grossièrement un plan. La Tour de l’Horloge est une reconstruction d’après-guerre, inaugurée en 1948, à la suite de son dynamitage par les nazis le 5 août 1944, elle surmonte la première porte de l'espace fortifié, donnant accès tant à l'enceinte de la ville qu'à la seconde porte, entrée véritable du château, un peu plus au nord, après un gros contrefort. Le passage entre les deux porte était sous la surveillance d'une salle qui le dominait, placée au-dessus de la "Salle Basse", et dont subsiste une archère. Ainsi, les personnes passant par la porte sous la Tour de l'Horloge se trouvaient exposées aux tirs de cette archère, placée dans la muraille de la véritable "Salle des Gardes", hypothèse que l'on peut déduire des récits de Jacques Carorguy.


Archère percée dans le mur d'une salle aujourd'hui ruinée placée au-dessus de la "Salle Basse". Photo : Jacky Provence (07/03/2007)

La "Salle Basse", imaginaire

La « Salle Basse » a fait couler d’encre, appelée par-ailleurs et de façon éronée « Salle des Gardes ». Quel aurait été l'intérêt, comme nous venons de le voir, d'une salle des gardes souterraine et de laquelle on ne pouvait rien surveiller et garder, nécessitant par ailleurs de gravir des marches pour en sortir. 

Les vestiges de la "Salle Basse", ainsi que les murs dans son prolongement, sont inscrits à l’Inventaire des Monuments Historiques (arrêté du 7 mai 1982). Son aspect souterrain a depuis longtemps nourri l'imagination et les fantasmes de nombreux Barséquanais, alimentés par l’un des premiers à nous la décrire, Lucien Coutant. La chronologie de cette « découverte » nous permet de comprendre la place de ses publications dans la construction de cet imaginaire romantique.

Lucien Coutant, dans un premier article de l'Almanach de Bar-Sur-Seine de 1848[6] ne fait allusion à aucune salle. Si elle avait été connue, il n'aurait pas manqué de l'évoquer. Aussi elle n’est pas encore découverte. La mention de la salle apparaît quatre ans plus tard, dans un récit romancé de l'Almanach de Bar-Sur-Seine de 1852[7]. Cet article évoque la prise de Bar-Sur-Seine par le sire de Praslin en avril 1591, récit très romancé. Le maréchal, d'après Coutant, venait de s'emparer du château. Il poursuit son récit ainsi : 

Le maréchal fit assembler ses officiers, et les conduisant à travers de vastes galeries souterraines, pénétra dans une grande salle carrée voûtée en ogive et n'ayant d'autre ouverture que la porte y donnant entrée. Une lampe pendue à la clé de voûte éclairait seule cette sombre demeure (... ). C'était la salle des délibérations secrètes. Un jeune officier ligueur, tandis que ses compagnons se font massacrer, aurait décidé de trahir pour avoir la vie sauve. Et traversant les mêmes galeries souterraines (...), l'officier pénétra dans un petit cachot carré et, frappant une large dalle du pied : « Faites lever ceci, monseigneur, et dans un instant vous serez au milieu de la ville... ». On leva la dalle et un bel escalier de pierre s'offrit à la vue du maréchal. « - Où conduit cette galerie ? demanda ce dernier. - Dans le couvent de la Trinité, monseigneur ».

Il est certain que de part la topographie des lieux, ce récit ne peut être qu’imaginaire cependant, tous les ingrédients étaient en place ; ils allaient nourrir l'imaginaire collectif des Barséquanais pendant plus d'un demi-siècle, entretenir le secret et le mystère de la salle.

Lucien Coutant, revient sur la découverte et la description de cette salle dans Histoire de la ville et de l'ancien comté de Bar-Sur-Seine[8]

Tout récemment, dans la vigne qui occupe le plateau du château, a été découvert un souterrain qui formait une vaste pièce carrée, n'ayant d'autre issue qu'une seule ouverture ; elle communique à un corridor dont les éboulements n'ont pas permis de juger de l'étendue ni des dispositions. M. Gayot, de Bar-Sur-Seine, en avait commencé le déblaiement qui fut abandonné. Cette pièce n'était-elle pas la salle des délibérations secrètes ? Peut-être était-elle le lieu de détention des prisonniers de distinction.

Elle est voûtée en ogive et reçoit des quatre angles des nervures prismatiques ; la hauteur sous clef est de six mètres environ. Au milieu de la voûte se voit encore un anneau qui a dû servir à soutenir une lampe. Ce souterrain, entièrement recouvert aujourd'hui, paraît une construction du XIIIe siècle, époque à laquelle Milon IV fit construire la Tour du Lion.

Ainsi la découverte de la salle semble avoir été faite entre 1848 et 1852. Coutant n'y trouve qu'une seule porte mais elle est bloquée par des éboulements. 

Alphonse Roserot dans le Dictionnaire Historique de la Champagne Méridionale des origines à 1790[9]  fait une description plus complète de la salle, qu'il appelle « salle du donjon » : 

mur épais de 2 m. 50. Plan à peu près carré, 5 m. 20, de l'est à l'ouest, et 5 m. 30, du sud au nord. Voûte haute de 5 m. 30, construite sur ogive et sans formerets. Porte primitive, au nord large de 1 m. 30., haute de 1 m. 70, le linteau soutenu par deux modillons. De cette porte on descendait dans la salle par un escalier.

Par ailleurs, il ne peut s'agir de la « chambre aux écuyers » sise dans le donjon que signale Fichot et dont il est question dans des comptes des dépenses faites pour des réparations des années 1420[10], le donjon étant placé plus à l'ouest.

En 1942, si on suit bien Roserot, la porte sud est percée ; c’est celle par laquelle on pénètre dans la "Salle Basse" actuellement. Cette entrée figure aussi dans des relevés faits par Pierre Piétresson de Saint-Aubin[11]. Ainsi, il semblerait qu'elle eût été créée entre les années 1860 et 1880. Elle figure sur une impression sur verre datant de cette décennie (voir ci-dessous). Dans le même temps on a dû percer le mur ouest de la salle. 


Pierre Piétresson de Saint-Aubin, Plan du caveauSource : Arch. départ. Aube 12 J 30. Photo : Jacky Provence (12/02/2004)

Dans ses relevés, Pierre Piétresson de Saint-Aubin lève le plan et donne les mesures précises de la salle, qu’il nomme « caveau ». Il nomme par ailleurs le percement du mur ouest, dont on a grossièrement maçonné une porte, « petite galerie ». Il apparaît cependant qu’il ne s’agit nullement d’une structure originale, mais d'un percement de la muraille afin de procéder à un sondage à la recherche d’une de ces éventuelles « galeries » mentionnées par Coutant. Le terrassier s'étant heurté à la roche a cessé la prospection. On aurait alors remonté le mur ouest et maçonné l'ouverture actuelle donnant sur la galerie creusée et remblayée de gravats et de pierrailles. La nature des pierres de cette "porte" et du mur remonté, et leur taille montre en effet qu'elles ne sont pas d'origine et qu'elles sont bien postérieures au reste de l'appareillage.


L'appareillage du mur entourant la porte et la porte elle-même montre que ce travail n'est pas d'origine mais est bien plus tardif, une reconstruction consilidation. Photo : Jacky Provence (1994)
 
Roserot remarquait l'absence de formerets. En effet ils sont inutiles. L'arc formeret est destiné à recevoir la retombée d'une voûte à son intersection avec un mur vertical. Il dirige les poussées de la voûte vers des chapiteaux. Ainsi le mur n'est plus indispensable ; il peut être percé de baies ou de grandes fenêtres. Or la salle n'a pas été conçue pour être percée de fenêtres, c'est une salle basse, en sous-sol. Aussi aucun allégement des murs n'est nécessaire, ces derniers ont une épaisseur d'au moins deux mètres cinquante et prennent appui directement sur la roche à l'ouest.

Une salle du début XIIIe siècle

La voûte d'ogive est une innovation technique de l'époque romane. On la trouve dès le XIe siècle en Italie du Nord et dans le domaine anglo-normand. L’un des premiers grands exemples est la cathédrale de Durham, en Angleterre. En Champagne méridionale, les voûtes d'ogives au XIIe siècle sont rares. L'hémicycle d'Isle-Aumont présente deux bandeaux plats, sortes « d'ogives-ancêtres » qui semblent remplir un objectif ornemental tout en renforçant le cul-de-four. C'est à la fin de XIIe et au début du XIIIe siècle que la voûte d'ogive fait réellement sont apparition en Champagne méridionale. A cette époque, les voûtes sont bombées et les ogives ne sont encore que de « gros boudins » ou des bandes plates. Ce n'est qu'au cours du XIIIe siècle que l'ogive devient un élément ornemental harmonieux et gracieux, avec pour exemple local l'église de Mussy-Sur-Seine. Nous avons ici ces références religieuses séculières grâce à la précieuse étude de Marguerite Beau[12]

A l’échelle régionale, d'autres exemples existent, en particulier dans le domaine régulier et plus précisément cistercien. Ainsi les forges de l'abbaye de Fontenay possèdent le même type d'ogives. Plus près de nous, le «Porterie» de l'abbaye de Claivaux, bâtiment qui donne l'accès à l'intérieur des anciens bâtiments conventuels, présente des nervures  similaires : deux travées voûtées sur croisée d'ogives dont les nervures reposent sur des culots en forme de triangles renversés. Les nervures sont de section carrée mais largement chanfreinées sur les côtés. Elles sont séparées par deux larges arcs cintrés[13]Ces voûtes tant des forges de Claivaux que de Fontenay sont datées de la fin du XIIe siècle. On les retrouve encore dans le logis abbatial de l'abbaye de Claivaux, dans le bâtiment des convers de Longuay (Haute-Marne) et plus tardivement dans les tours d'entrée du château de Saint-Dizier (sans doute construites vers 1210-1220).

D'autres exemples existent à Bar-Sur-Aube. Jean-Claude Czmara en a photographié plusieurs dans des celliers, datés de la fin du XIIe siècle ou du début de XIIIe siècle[14].Plus loin, des celliers avec des voûtes ayant le même type de nervures se trouvent à Reims.

Ainsi, il ne serait pas abusif de dater la salle basse du château du début du XIIIe siècle et même avant le départ de Milon IV en croisade en 1219. Des précédents existent tout d'abord dans le domaine religieux, puis dans le domaine militaire. Le style gothique qui en est à ses débuts ne devait pas être tout à fait étranger à Milon IV. Il avait hérité de la seigneurie du Puiset et de la vicomté de Chartres où il partageait ensuite son temps avec Bar-Sur-Seine[15]. La cathédrale de Chartres vit son achèvement en 1220, soit un an après le mort de Milon IV. Il en avait sans aucun doute fréquenté le chantier. Familier de Philippe Auguste, Milon IV accompagna le roi dans une expédition militaire en Normandie et participa au siège de Rouen en 1204. Il put encore se familiariser avec les modèles normands, premiers exemples de voûtes d'ogives sur le continent. Dans le même temps Philippe Auguste achevait la construction de nouvelles forteresses, dont le fameux Louvre (vers 1190-1202). Selon Michel Belotte, le comte de Bar-Sur-Seine aurait eu un grand-oncle évêque de Durham, berceau de la voûte d'ogive. Cependant rien ne peut nous permettre d'affirmer qu'il a traversé la Manche. Enfin, lors de son pèlerinage en Terre Sainte en 1211, a-t-il visité les chantiers des grandes forteresses qui devaient protéger les États Latins d'Orient, dont le fameux Krak des Chevaliers, et dans lesquelles étaient élaborés les systèmes défensifs les plus sophistiqués à l'époque, au contact des musulmans ?

Ainsi le comte Milon IV ne semble plus se contenter du vieux donjon quadrangulaire de ses prédécesseurs et semble vouloir imiter les plus grands, accroître d'une part les capacités défensives de sa demeure, symbole de sa puissance, arborant les armoiries familiales avec le Lyon, et d'autre part en augmenter les commodités afin de la rendre plus agréable.

La Salle Basse, réalité ?

La salle basse reste aujourd’hui le vestige le mieux conservé du château, sans doute le dernier témoin de ce que dût faire bâtir le comte Milon IV. Cependant, à l'époque, ce n'est qu'une modeste salle, sans ouvertures, en contrebas du reste du château, surmontée d’une autre salle et d’une petite tour, ces dernières disposées de façon à protéger les entrées du château. C'est une salle aménagée en sous-sols, blottie dans les fondations, entre des murs qui peuvent mesurer deux mètres cinquante d'épaisseur et la roche de l’éperon. Il fallait descendre un escalier pour y accéder. Tous les édifices locaux qui utilisent le même type de voûte sont des communs et des caves et non des pièces d'apparat ou de culte. Cette salle n'est pas une chapelle souterraine comme certains l'ont avancé, pas plus qu'une prison pour prisonniers de marque ou une salle de délibérations secrètes. Pour quoi faire, d’ailleurs ? Nous avons ici une image romantique et déformée du Moyen-âge. La réalité est bien plus simple. La salle basse est très certainement une cave ou un cellier dans lequel le seigneur pouvait entreposer des réserves. 

Cul-de-lampes - ou culots - massifs témoignent de la simplicité d'exécution, réalisés de façon grossière sur lesquels retombent les ogives, comparés à ceux bien plus finement sculptés de la toute proche et peut-être contemporaine chapelle d'Avaleur ; la qualité architecturale y est sans commune mesure. Ceux de la salle basse sont composés de deux morceaux principaux, une partie inférieure arrondie et à facettes, le panier, une partie supérieure évasée aussi à facettes. Le contact entre les deux morceaux n'est pas parfait. Il a nécessité un calage plus ou moins important, très épais à l'angle sud-ouest et presque inexistant à l'angle sud-est. La partie inférieure est sans doute celle qui a le plus posé de problèmes au tailleur ; très proéminent à l'angle nord-est, il est beaucoup plus modeste à l'angle sud-est. On n'avait pas recherché la perfection pour ce qui ne devait être qu'un cellier ou tout au moins une salle modeste.


Photos de la Salle Basse. Jacky Provence (1994)


Photos de la voûte de la salle basse. Christophe Adam (2005)

La voûte est solide. Elle a résisté à l'effondrement de la tour et la courtine qui la surmontaient, visibles encore sur l’estampe de Joachim Duviert et encore en ruines dans d’anciennes photographies. 

Montage montrant la dégradation de la tour qui surmontait le "corps de garde" en A  (la "salle des gardes) avec en-dessous la Salle Basse

Elle supportait plusieurs mètres de décombres ou remblais dégagés dans les années 2000, mettant à jour les bases de la salle des gardes avec archère qui défendait la première porte du château sous la Tour de l’Horloge que nous avons évoqué plus haut, au-dessus de la "Salle Basse". Le déblaiement de ces gravats ne s'est fait sans aucune règle de base par un groupe d'amateurs, les entassant un peu plus loin, en lesquels était mêlés tuilots et morceaux d'anciens enduits peints qu'il aurait pu être intéressant d'étudier quant à leur composition et leur datation. Plus grave, l'enthousiasme de ces amateurs les ont poussé à fouiller plus profond, ouvrant une brêche au-dessus de la salle dans laquelle aboutissait la galerie, salle où devait se trouver les escaliers qui descendaient à la salle basse, brèche qui allait d'année en année être agrandie menaçant même la stabilité de la salle basse et de la muraille Est, s'effondrant sur sa partie haute et comblant la galerie d'escalier. 


Si la brèche réalisée et le dégagement qui a été fait a permis de distinguer la porte par laquelle débouche la galerie menant de la salle basse une autre salle où devait se trouver l'escalier, en 2003 (photos ci-dessus), les effondrements successifs  ont comblé cette salle masquant la porte de la galerie (2008/2009 : photos ci-dessous).


Cette photo montre bien comment la muraille Est (à gauche) s'est effondrée et a contribué au comblement de cette salle masquant la porte de la galerie menant à la salle basse. Photo : Jacky Provence (02/11/2010)

La galerie depuis la salle basse puis à l'autre bout. Les photos montrent bien les effondrements qui se sont faits après le dégagement de cette porte en 2003.      Photo : Christophe Adam (2005)

Fort heureusement, le site a été depuis placé sous protection, en attendant un vrai travail de fouilles, réalisé dans les règles de l'art, nécessaire à la compréhension du site et à sa préservation ensuite, site du château qui vit naître Jeanne de Navarre,  14 janvier 1273, dernière héritière du comté de Champagne qui, par son mariage 16 août 1284 avec Philippe, futur roi Philippe IV le Bel (elle avait 11 ans et Philippe 16 ans), fit entrer le comté de Champagne et le comté de Bar-sur-Seine dans la couronne de France. 

Aussi, à l'aide de divers relevés, dont ceux de Christophe Adam et des relevés personnels, de plans et cadastres anciens, nous ne pouvons que proposer un plan hypothétique et schématique de ce que devait être le château de Bar-sur-Seine à la fin du Moyen-âge.




[1] Sur l’histoire de Bar-sur-Seine, s’il faut privilégier un livre, c’est celui de Michel Belotte, ouvrage de référence qui exploite en partie son travail de thèse : Histoire de Bar-sur-Seine des origines à 1789, sorti en 2003.

[2] Le Receul de Maistre Jacques Carorguy, greffier à Bar sur Seine, des choses les plus memorables advenues en ce royaulme depuis l’an Vc quatre vingtz deulx iusques en l’année Vc  quatre vingtz quinze, Médiathèque de Troyes, ms 2426, f° 39 r° ; édition du manuscrit 2426 de la Médiathèque de l’Agglomération Troyenne publiée par Jacky Provence, Paris, Honoré Champion, 2011, p.83.

[3] Faut-il y voir un rapport avec les armoiries des comtes de Brienne (D'azur au lion d'or armé et lampassé de gueules) qui furent au cours des XIe et XIIe siècles comtes de Bar-sur-Seine, ce qui permettrait de dater le donjon de l’époque de ces comtes ? C'est aussi l'argument que présente le P. Nicolas Vignier, tour qu'il dit être au-dessus de la Tour de l'Horloge, à l'extérieur de la muraille de la ville et à demi-démolie (B.N., ms fr. 5995, f° 10 v°.)

[4] Plaçant la chapelle sous la protection de Jean-Baptiste, laquelle il dotait d’une très précieuse relique qui serait le chef (entier) de ce saint (emportée par les Huguenots lors de leur prise de la ville en 1562).

[5] B.N., ms fr. 5995, f° 11 r° et v°.

[6] « Le château des comtes de Bar-Sur-Seine », p.176-181.

[7] « Une nuit de noces », p.68-74.

[8] tome II, p.294.

[9] Langres, 1942, tome I, p.130-131. A noter que la description du château par Alphonse Roserot fait de grosses confusions et erreurs dans l'orientation et la disposition de celui-ci et de la basse-cour.

[10] A.D. Côte d'Or, B 3019, 2e compte.

[11] Archiviste paléographe en 1917, il fut Directeur des services d'archives de l'Aube de 1920 à 1930, puis du Nord. Est-ce pendant sa période « auboise » qu’il dressa ces plans et dessins ? Ces relevés sont conservés aux Archives départementales de l’Aube (12 J 30).

[12] Essai sur l'architecture religieuse de la Champagne méridionale auboise hors Troyes, Troyes, La Renaissance, 1991.

[13] G. Vilain, « Clairvaux Il et III, Architecture et Histoire», La Vie En Champagne, n° 14, avril-juin 1998, p. 19.

[14] Bar-Sur-Aube, ville souterraine, Bar-Sur-Aube, 1993, p. 15 et p.26-27.

[15] Michel Belotte, La région de Bar-Sur-Seine à la fin du Moyen-âge, 1973, p.23