samedi 16 septembre 2017

Le portail aux chardons - ou artichauts ?

 Cet article est le fruit de longues recherches et non une simple compilation de choses déjà publiées. Aussi, ayez l'honnêteté intellectuelle de donner la source et la référence lorsque vous l’utilisez ou copiez-collez, comme je le fais moi-même.

 Le portail nord de l'église Saint-Nicolas-au-Marché de Troyes



Troyes, Saint-Nicolas-au-Marché
portail nord

 En matière de portail, l’église Saint-Nicolas-au-Marché de Troyes est plutôt connue pour son portail sud, qui fit l’objet d’attentions particulières du fait qu’à l’ouest la muraille de la ville empêchait la réalisation de la traditionnelle porte monumentale sur parvis. Pour ce portail sud, datant des années 1551-1554, le maçon Jehan Faulchot exécute le projet qui aurait été réalisé par Dominique Florentin[1] ; le sculpteur François Gentil en réalisa le programme sculpté. Cependant aucune source ne peut confirmer ces attributions à Dominique Florentin. La tradition, sinon la légende, rapporte encore que lorsque François Girardon venait à Troyes, sa ville natale, il se faisait porter une chaise pour admirer longuement ce portail.


Troyes, Saint-Nicolas-au-Marché
Portail sud
  Les aménagements du futur jardin au nord de l’église Saint-Nicolas de Troyes et à l’ouest de l’ancienne Halle de la Bonneterie / Bourse du Travail, emplacement de l’ancien cimetière de la paroisse, vont permettre de redécouvrir la face nord de cette église et tout particulièrement son portail nord de style flamboyant, restauré en 2012-2013, et qui détache sa pierre rénovée du reste de l’édifice grisé par les années.

Troyes, Saint-Nicolas-au-Marché
Portail nord
  Dans la description de cette porte qu’il livre dans sa Statistique monumentale du département de l’Aube[2], Charles Fichot  ignore l’une des  particularités bien singulières de ce portail, y voyant dans les gorges des voussures des rinceaux de sarments et des ceps… Il est étonnant que ces particularités aient échappé à notre artiste et lauréat de l’Institut : ce qu’il a cru être sarments et ceps sont en fait des chardons, ou une plante dérivée du chardon, l’artichaut.  

    Les chardons - ou artichauts - se développent en rinceaux dans les gorges des voussures offrant leurs capitules en divers états de maturité, du bouton à l’inflorescence bien fleurie.

Troyes, Saint-Nicolas-au-Marché
portail nord
 Le chardon est une ornementation caractéristique de gothique flamboyant. Il semble n’avoir fait lobjet aucune étude particulière. Ses feuilles déchiquetées, comme celles du choux frisé, de la vigne ou encore du houx, sous une forme relativement stylisée, ornent dès le XIIIe et surtout le XIVe siècle les panneaux de meubles, les frises et les chapiteaux. Selon l’article "Flore" du Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, ils semblent répondre à une recherche des artistes d’une ornementation plus tourmentée et "Vers le commencement du XVe siècle, l’imitation des végétaux tombe absolument dans le réalisme. Les sculpteurs alors choisissent les feuillages les plus découpés, la Passiflore, les Chardons, les Épines, l’Armoise". Dans l’article "crochet" du Dictionnaire raisonné, les chardons apparaissent encore au XVe siècle sur les crochets rampants, particulièrement en Île-de-France. Nous pouvons retrouver une telle ornementation dans l'une des gorges du portail central de la façade ouest de la cathédrale de Troyes avec cependant des inflorescences plus petites - nous reviendront sur l'ornementation de ces portails dans une autre publication. C'est l'imagier Nicolas Halins qui se chargea du programme sculpté des portails, celui du centre consacré à la Passion du Christ et réalisé entre 1525 et 1528.

  Cependant, avec ses grosses têtes, nos chardons font penser ici, à Saint-Nicolas, à des artichauts. Selon l’article de la célèbre encyclopédie collaborative en ligne, l’artichaut serait originaire d'Afrique du Nord, d'Égypte ou d'Éthiopie, cité par les agronomes arabes et andalous du Moyen Âge. Ibn Al-'Awwâm en a décrit la culture et la reproduction par œilletonnage. Les Andalous auraient contribué à la culture de l’espèce consommable en sélectionnant des variétés à grosse tête. Sa culture serait mentionnée en Italie du Nord à partir du xve siècle et en 1532, on trouverait la première mention de l'artichaut en Avignon. L’artichaut devient au cours du XVIe siècle un légume prestigieux ; Catherine de Médicis en appréciait les fonds[3]. Cependant, faut-il admettre, comme le font les auteurs de cette notice en ligne, qu’elle fut l’introductrice de la plante en France depuis son Italie natale ?

  Quoiqu’il en soit ce portail, grâce aux registres des comptes de la fabrique de l’église Saint-Nicolas, peut être daté de 1535. L’église, détruite par le grand incendie de 1524, était alors un grand chantier de reconstruction. Les étapes de cette reconstruction nous sont bien connues[4]. Le chantier a été mené par tranches horizontales, comme pour la cathédrale et dans plusieurs autres chantiers de la ville et de la région depuis la seconde moitié du XVe siècle. Au cours d’une première phase, entre 1526 et 1535, furent élevées les chapelles latérales et les parties basses du chœur. Le portail nord marquait la fin de cette première phase. Il est assez similaire du portail sud de Saint-Nizier de Troyes, daté de 1531, et plus encore de ceux au sud de Saint-Parres-au-Tertre et de Pont-Sainte-Marie, avec des différences notables sur lesquelles nous reviendront, outre l'absence de  chardons ou d'artichauts sur ceux-ci.

Portail sud l'église de
Saint-Nizier de Troyes
Portail sud de l'église de
Pont-Sainte-Marie
     Portail sud de l'église de
    Saint-Parres-au-Tertre
  En cette année 1535, l’église de Saint-Nicolas connaissait alors une activité importante : on y installait les autels des chapelles Saint-Roch et Saint-Claude, et on achevait le maître-autel ; Jean Soudain posait la verrière de la chapelle de Toussaints ; on achevait le retable de la chapelle de Notre-Dame-de-Lorette. 
  Le 15 mai, Yvon Sarrurier était rétribué pour avoir ferré la « porte de derrière » à  laquelle Lyé Gilles, maçon, « besoignait » encore le 23 mai. La semaine suivant la Pentecôte, c’est le maître maçon Henry Clément dit le Lorrain qui, avec les maçons ordinaires de l’église, travaillait à « lescamfiche » du « portail de derrière ». C’était la dernière mention concernant ce portail. Lyé Gille et Henry Clément travaillaient parallèlement au maître-autel de l’église, ce dernier en avait été le concepteur[5] ; l’imagier Genet Collet en avait sculpté le retable consacré à l’histoire de saint Nicolas et fut rétribué pour d’autres ouvrages, non précisés. S’agissait-il des  sculptures de ce portail ? Rien cependant ne permet de le confirmer.

Description

  Le portail est encadré de deux pilastres divisés en trois niveaux ; à la seconde division, du support de deux griffons naissent les deux branches d’un arc ogival. 

Le griffon à senestre du portail
Le griffon à dextre du portail
Le griffon à dextre du portail
  Au-dessus de celui-ci, un gable à contre-courbes, ornées de choux frisés, s’élève sur le champ du mur et se termine en flèche jusqu’à la corniche du bas-côté de l’église. À la rencontre des deux courbes deux griffons semblent veiller, menaçants et grimaçants. 


  Huit arcatures étroites et trilobées rythment la surface du mur sur laquelle se déploie le gable ; nous retrouvons ce dispositif à Pont-Sainte-Marie et à Saint-Parres-au-Tertre, mais avec cependant pour ces deux portails six arcatures. Si à Saint-Nicolas la flèche du gable se termine à la corniche qui marque la limite des arcatures trilobées, à Saint-Parres-au-Tertre et à Pont-Sainte-Marie, elle la dépasse largement, se prolongeant dans le pignon du mur. 




  Dans le tympan une fenêtre en plein cintre éclaire le transept de l'église ; arcatures trilobées et rinceaux aux chardons ou artichauts dans lesquels se mêlent des griffons et autres animaux sortis du bestiaire fantastique soulignent cette fenêtre. Le dais flamboyant, à la pointe de cette arcade ogivale, couronnait une statue aujourd’hui disparue et dont la base se voit encore au-dessus du linteau de la porte. À Saint-Nizier de Troyes, Saint-Parres-au-Tertre et Pont-Sainte-Marie, la fenêtre de type gothique flamboyant occupe tout l'espace du tympan. Devant celle de Saint-Nizier de Troyes, tout comme celle de Saint-Nicolas, se dressait une statue ; il en subsiste la niche avec son socle et son dais.




     
  Le linteau de la baie de la porte d’entrée se dessine en arc surbaissé, ou en anse de panier, avec une gorge profonde dans laquelle se développent des rinceaux de chardons ou d’artichauts, un griffon à leur point de départ, tout comme sur la façade ouest de la cathédrale de Troyes. Dessus le linteau de la porte, qui est très saillant, des lignes se contournent en accolade pour supporter la console destinée à porter une statue aujourd’hui disparue.





  De chaque coté de la porte, les jambages s’élèvent au-dessus du linteau ; la saillie circulaire, richement et finement ornée, était destinée à porter deux autres statues de part et d'autre de la porte, aussi disparues ; nous retrouvons des supports de statue similaire sur la façade ouest de la cathédrale de Troyes.



  Quelle signification donner à ces chardons ou artichauts, qui plus est mêlés de griffons ?

 Les artichauts apparaissent dans la peinture à la Renaissance. Ils accompagnent d'autres légumes et aliments, et au même titre que ceux-ci ils ont une signification ambivalente : ils représentent à la fois abondance et richesse, apportant aux natures mortes une touche exotique, et le caractère éphémère de la vie. Une vanité parmi les vanités qui rappelle que tout fini par se flétrir, pourrir, la vie sur Terre n'étant qu'un moment éphémère de notre existence. 
  Et que penser encore de cet artichaut érigé sur la poitrine de lEstate de Giusseppe Arcimboldo ?

Giusseppe Arcimboldo, Estate
Paris, musée du Louvre
  Alors, sur ce portail, 
quelle signification donner à ces chardons ou artichauts ?




[1] Galletti, Sara, « L’architecture de Domenico del Barbiere : Troyes, 1548-1552 », Revue de l’Art, n° 136, 2002, p.37-54. Sur : Dominique Florentin 
[2] Tome quatrième, Troyes, ses monuments civils et religieux, pp. 457-459.
[3] Florent Quellier, « Mets et festins aristocratiques en France à la Renaissance », Festins de la Renaissance. Cuisine et trésor de la table, sous la direction de Élisabeth Latrémolière et Florent Quellier, 2012, Somogy / Château Royal de Blois, pp. 29-30.
[4] Sara Galletti, « Projet et chantier à la Renaissance : l’église Saint-Nicolas de Troyes (1524-1608) », intervention lors du colloque « Art et artistes à Troyes et en Champagne méridionale – fin XVe – XVIe siècle » organisé par le Centre troyen de recherches et d’études Pierre et Nicolas Pithou (19 mai 2005) et publiée en ligne : https://fds.duke.edu/db/attachment/1107.
[5] Voir Jacky Provence, « Les potentialités artistiques d’une ville au service de l’Art éphémère : les entrées royales à Troyes », Art et artistes à Troyes et en Champagne méridionale (fin XVe - XVIe siècle), Troyes, Centre troyen de recherche et d’études pierre et Nicolas Pithou, 2015, pp. 114-123. 

1 commentaire:

  1. Formidable découverte remettant "au goût du jour" la réalité de ces sculptures! description attentive et précise, fort bien argumentée par notre ami Jacky Provence! Merci Cher érudit pour toutes ces précisions et ces superbes illustrations photographiques, nous ne regarderons plus ce portail de la même façon, ce n'est pas la fin, mais le début...des artichauts!! (DMN)






















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