dimanche 20 juin 2021

Le jubé de Villemaur-sur-Vanne

  


    Le jubé de la collégiale Notre-Dame de Villemaur est l’un des plus beaux jubés en bois qui nous soient parvenus et sans doute le plus exceptionnel quant à l'ornementation et décor sculpté d'un tel monument de bois. Il est classé monument historique au titre immeuble en 1862 et l'objet de diverses restaurations dont une avant 1857 par Valtat, sculpteur à Troyes. Autrefois polychrome, il est presqu'entièrement décapé en 1960, les personnages du Calvaire couronnant le jubé (Christ en Croix, culminant à 7 mètres de haut, Marie et Jean), ont gardé une polychromie. S'agit-il de celle d'origine ? L'étude de celle-ci ainsi que celle des restaurations devrait permettre de le dire ; une nouvelle restauration devrait bientôt débuter à l'occasion de son 500e anniversaire. 



    Le jubé était un monument qui se retrouvait dans de nombreuses églises, destiné à isoler le chœur de la nef. Il avait pour fonction de masquer aux fidèles les mystères de la consécration du pain et du vin, réservés aux membres du clergé qui assistaient, eux, à la messe dans le chœur. C'était encore une tribune de laquelle le prêtre lisait et commentait l’Evangile (sur la fonction et les origines du jubé voir plus haut "Le jubé de Sainte-Madeleine de Troyes").

   Le jubé de Villemaur est une grande tribune aérienne élevée au-dessus d’une clôture ajourée, constituée de pilastres ornés d'arabesques, sur sa partie supérieure, s'ouvrant en deux vantaux en son centre. Le soubassement plein est décoré de candélabres et de grotesques, ornementation à la mode à l'époque, entre des pilastres surmontés de figures animales.


   A l’intérieur de la cage d’escalier qui permet de monter à la tribune se trouve une inscription mentionnant le nom des menuisiers qui ont réalisé cet ouvrage, Thomas et Jacques Guyon, et la date de 1521. Désignés dans la littérature locale "Compagnons du Devoir", rien ne permet de dire qu'ils aient réalisés, à cette époque, un tour de France dans le cadre d'une organisation indépendante des corporations qui réglementaient les métiers à cette époque, organisations indépendantes appelées alors "devoirs" et combattues par le pouvoir royal à l'époque. Au XVIe siècle, les corporations des métiers, avec leurs statuts et règlement, contrôlait de façon stricte l'organisation de ces métiers, loin des légendes sur le compagnonnage qui fleuriront aux XVIIIe et XIXe siècles. Ainsi, les menuisiers de Bar-sur-Seine avaient un statut au XVIe siècle (Arch. dép. Aube, 5 E 9) ; à Troyes les statuts et règlements des menuisiers datent de 1528 (Arch. mun. Troyes, Fonds Delion, layette 38).
  Par ailleurs, la légende locale voudrait encore attribuer à chacun, que l'on pense être frères, un style différent : 
    Thomas, le cadet, serait l'auteur du décor Renaissance des scènes de la Passion du Christ, face à la nef. 
    Jacques, l’aîné, serait celui du décor gothique flamboyant des scènes de la vie de la Vierge, côté chœur.
    Cependant, aucune source ne vient corroborer cette hypothèse qui ne cherche qu'à expliquer la différence apparente de style d'ornementation entre le côté chœur et le côté nef. Une telle différence n'est pas spécifique au jubé de Villemaur et peut se retrouver ailleurs dans la pierre, en particulier dans les portails d'une même église et d'une même année, ainsi à Pont-Sainte-Marie où se juxtaposent portails de style Renaissance et de style gothique flamboyant. C'est ailleurs qu'il s'agirait de trouver une explication. Par conséquent y voir ici la différence d'âge de deux menuisiers comme explication à la différence de style serait une hypothèse très imaginaire et peu vraisemblable.  


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   Les deux menuisiers ont-ils cependant sculpté les bas-reliefs des panneaux de la tribune ? Qui plus est le Christ en Croix, Jean et Marie au Calvaire ? Pour ces derniers, il est fort douteux qu'ils en soient les sculpteurs. Par ailleurs, les auteurs du XIXe siècle n'ont pas manqué de montrer l'influence qu'a pu jouer la sculpture troyenne et champenoise, et flamande, ainsi que la ressemblance de la scène de la Visitation avec celle de l'église Saint-Jean-au-Marché de Troyes, attribuée à Nicolas Halins. Emile Gavelle suggère même que Nicolas Halins, ou l'un de ses collaborateurs, ait pu être l'auteur de ces bas-reliefs. Cependant, cette influence est-elle si évidente ou s'agit-il pas de deux œuvres interprétant à leur manière une même source, à savoir une gravure d'Albrecht Dürer, La Visitation de 1504 ?
    

La Visitation : jubé de Villemaur et église Saint-Jean de Troyes

   
Albrecht Dürer, La Visitation (1504)

 La tribune est portée de part et d'autre de la clôture par une file de petites croisées d’ogives, voûtes qui retombent vers l’extérieur sur des culots pendants ornés de figures d’anges ou de personnages humains. Les clefs de ces voûtes sont décorées de médaillons sur lesquels sont sculptés des têtes humaines. Des médaillon, encadrés de griffons stylisés, se retrouvent dans les arcs au-dessus de la clôture et séparant les deux files de croisées d'ogives. 


 Les écoinçons déterminés par ces retombées sont ornés en bas-relief d'un décor de monstres ou de feuillages. Trois statuettes y ont été posées : au centre la Vierge et à chaque extrémité : un évêque et saint Jean-Baptiste.



 Les balustrades de la tribune ont été décorées de deux séries de bas-reliefs.

Côté chœur, onze bas-reliefs sont consacrés à la Vie de la Vierge, dans une architecture flamboyante, chaque scène couronnée de trois dais.


    

Le Sacrifice de Joachim refusé par le grand prêtre de Jérusalem

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La Rencontre à la Porte Dorée

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La Présentation de Marie au Temple

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Le Mariage de Marie et Joseph

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   L’Annonciation

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    La Visitation

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    La Nativité

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    L’Adoration des mages

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    La Présentation de Jésus au Temple

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    La Dormition de la Vierge

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    L’Assomption

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     Ainsi, les panneaux sculptés de cette série de la Vie de Marie ont été réalisés dans le style gothique flamboyant, puisé dans le vocabulaire local, dais, bases ornées, bestiaire fantastique, ornementation que l'on peut retrouver dans de nombreuses églises et sur la façade de la cathédrale. Rien d'étonnant, le jubé est contemporain de l'élévation et de la décoration du portail de la cathédrale, réalisé par le maître maçon Jeançon Garnache, auteur de sculptures décoratives et de gargouilles dans les parties haute de la nef et des portails, façade élevée sur les plans de Martin Chambiges.






    Ce répertoire ornemental se retrouve aussi dans l'architecture civile et peut se voir dans la charpente des maisons en pan de bois de la région médaillons portant visages humains, scènes religieuses ou encore feuillages et bestiaire.



Sablières des allours de Chaource


Annonciation, Troyes, Cour du Mortier d'Or

  Cependant, l'encadrement de menuiserie intégrant ces panneaux offre une toute autre ornementation, sorte de fil conducteur de l'ensemble de ce jubé : les montants du cadre sont sculptés de balustres semi-engagées en forme de candélabres ; couronnement et base montrent encore des frises de fleurs stylisées et de rinceaux. Toute cette ornementation du cadre de menuiserie se retrouve tant côté chœur que côté nef, et sur l'ensemble du jubé et rien ne permet de distinguer les deux faces du jubé au regard de ces encadrements. 


A gauche, cadre d'un panneau côté chœur ; à droite cadre d'une panneau côté nef

    Ainsi, côté chœur, se juxtaposent des styles différents, pourtant souvent mis en opposition, comme l'interprétation du décor flamboyant qui serait dû au frère aîné et le décor renaissance le fait du frère cadet ; vision archaïque d'un combat entre anciens et modernes. Et pourtant cette coexistence était bien réelle à cette époque, un choix délibéré mêlant les influences diverses dans bien des réalisations de la région et en premier lieu sur la façade de la cathédrale où, parmi des structures flamboyantes s'insinuent des décors et éléments grotesques nés au XVe siècle en Italie, mélanges de style ou d'influence qui perdurera encore une ou deux décennies dans la région.


Dans les lancettes de styles flamboyant des supports de statue de la façade de la cathédrale
 se dévoilent des candélabres ornés de grotesques. 
    

Base de la cage d'escalier du jubé de Villemaur-sur-Vanne

    Côté nef, la tribune comporte quatre scènes de plus, deux en retour d’angle à chaque extrémité. Les quinze bas-reliefs dans des cadres Renaissance sont consacrés à la Passion de Jésus. Les deux premiers panneaux, placés au retour Nord, représentent la Cène et l'Entrée du Christ à Jérusalem. Puis viennent les onze panneaux de la face avant.



    Jésus au Jardin des Oliviers
Dans la niche de l'angle Nord, une vierge à l'Enfant

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L’Arrestation de Jésus

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La comparution de Jésus devant Caïphe

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La Flagellation

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L’Ecce Homo
présentation de Jésus portant le emblèmes royaux de dérision à la foule

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Jésus devant Ponce Pilate

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    Jésus portant sa croix

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La Crucifixion

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La Descente aux Limbes

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La Mise au tombeau

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La Résurrection

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    Les deux panneaux du retour sud représentent l’Apparition du Christ à Marie puis à Madeleine.

   Ainsi, le sculpteur a puisé à la fois dans un répertoire flamboyant traditionnel et dans le vocabulaire ornemental italianisant qui se retrouve dans de nombreuses œuvres et réalisations de cette époque. De fait des gravures ont pu servir de modèle aux scènes des bas-reliefs parmi lesquelles des œuvres de Dürer, de Schongauer et Lucas Cranach l’ancien. Certes, ces estampes n'ont pas été reproduites de façon servile et comme tous les artistes de cette époque, elles sont adaptées, transposées, et réécrite dans un langage champenois. 

    Ainsi, ces panneaux sculptés sont-ils l'œuvre de menuisiers ayant eu accès à ces modèles et capables de les transposer dans un langage champenois ou celle d'un sculpteur, plus habitué à de telles transpositions de gravures dans le bois ou la pierre ? Certes nous ne pouvons pas douter qu'ils aient réalisé tout l'ornementation de la menuiserie et des cadres, mais sont-ils les auteurs des panneaux sculptés ?  Nous connaissons l'exemple d'Yvon Bachot qui travailla à la sculpture des stalles de la cathédrale de Troyes sous la direction de maîtres menuisiers picards Adam Dobellemer et Mathieu Rommelles, en 1532, ou encore les stalles de la cathédrale d'Amiens dont les maîtres d'œuvres furent deux menuisiers, Arnauld Boulin et Alexandre Huet, qui firent réaliser les sculptures par Antoine Auvernier, en 1509. Plus généralement, dans ce type de réalisation, les maîtres menuisiers qui avaient la maîtrise d'œuvre de ces ouvrages déléguaient la sculpture à des ouvriers plus spécialisés, huchiers et ymagiers, soit des sculpteurs. Il en est de même pour le jubé de pierre de l'église Sainte-Madeleine de Troyes : le maître d'œuvre, le maître maçon Jean Gailde, avait fait appel au sculpteur Nicolas Halins pour la réalisation des parties sculptées (Le Jubé de Sainte-Madeleine de Troyes)Ainsi, très certainement, c'est une telle collaboration qui s'est conclue pour le jubé de Villemaur. Thomas et Jacques Guyon, menuisiers, maîtres d'œuvre de celui-ci, ont dû faire appel à un ymagier, ou sculpteur, pour la réalisation des bas-reliefs des panneaux et des statues ornant ce jubé.


Jésus-Christ au Jardin des Oliviers : 
la transposition dans le bois d'une gravure de Dürer.

    Le jubé de Villemaur est bien représentatif de la sculpture champenoise du XVIe siècle à la fois fidèle à la tradition flamboyante, ouverte aux nouveautés décoratives de la Renaissance et utilisant largement des modèles gravés venus du Nord ou de l’Est, de la Flandre ou de l’Empire. Cependant, la richesse ornementale de celui-ci mériterait une étude comparative plus approfondie.

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Bibliographie : 

Emile Gavelle, "Nicolas Halins dit le flamand, tailleur d'images (vers 1470 — après 1541) (fin)", Revue du Nord, tome 10, n°39, août 1924, pp. 199-200.

Charles Fichot, Statistique monumentale de l'Aube, tome 2, 1888, pp. 267-271.

Pierre Piétresson de Saint-Aubin, "Deux menuisiers picards autour des stalles de la cathédrale de Troyes", Bulletin de la Société d’Émulation d’Abbeville, XII, 1925, p. 388-406.

Francis Salet, "L'église de Villemaur", Congrès archéologique de France, 1955, pp. 459-462.

Gildas Bernard, "L'église de Villemaur", Mémoires de la Société académique de l'Aube, t. CV, 1967-1970, Troyes, 1971, pp. 61-75.

Véronique Boucherat, L'Art en Champagne à la fin du Moyen-Âge. Productions locales et modèles étrangers (v. 1485 - v. 1535), Presses Universitaires de Rennes, 2005.

Stéphanie-Diane Daussy, "Les stalles de la cathédrale d’Amiens (ca 1508-1519). Redéfinition des attributions", article extrait de la thèse : Autour des stalles et des reliefs sculptés du chœur et du transept de la cathédrale d’Amiens : les sculpteurs amiénois à la fin du Moyen Âge (ca 1490-1530), univ. Charles-de-Gaulle-Lille 3, C. Heck (dir.), 2007.

Florian Meunier, "Les architectes et maçons sur le chantier de la cathédrale de Troyes", Art et artistes à Troyes et en Champagne méridionale (fin XVe-XVIe siècle), Troyes, La Vie en Champagne & Centre troyen de recherche et d'études Pierre et Nicolas Pithou, 2016, pp. 130-140.


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